Machiavel expliqué par la « guerre des masques »
Dans un contexte de crise internationale liée au coronavirus, un événement rocambolesque vient de faire la une de la presse : de nombreux pays, dont la France, qui avaient passé des commandes de masques en Chine ont eu la désagréable surprise de voir des commanditaires du gouvernement américain débarquer sur le tarmac des aéroports chinois avec des valises de dollars pour repartir ensuite avec la cargaison tant convoitée. Cette « guerre des masques » entre pays provoque bien entendu un tollé de réactions indignées : certains parlent d’un acte totalement immoral de la part des Américains tandis que d’autres y voient carrément un acte de piraterie. Lorsque certains médias relatent la même histoire mais cette fois avec une opération qui aurait été montée par le Mossad, les redoutables et redoutés services secrets israéliens, les réseaux sociaux déjà brûlants sur la question, s’enflamment littéralement.
Le focus médiatique porté sur cette « guerre des masques » entre pays nous permet pourtant de revenir à la base de la science politique et à la théorie politique développée par Machiavel. Ce penseur italien du XVIème siècle est généralement considéré comme le fondateur de la pensée politique moderne, en tant que celle-ci est une pensée de l’Etat.
La « vérité effective des choses »
Machiavel est un penseur que l’on peut qualifier de réaliste. Il se propose de penser la politique non pas pour ce qu’elle devrait être mais sur ce qu’elle est dans sa réalité la plus crue (« la vérité effective de la chose»), à savoir celle des rapports de force où se déploie la politique comme stratégie du pouvoir. Ses conseils prodigués au Prince pour conquérir et conserver le pouvoir sont véritablement … machiavéliques ! Il n’hésite pas à conseiller au Prince de violer sa propre moralité et ne pas tenir sa parole si cela lui est utile.
Rupture avec la philosophie des Anciens
En recommandant au Prince de faire le mal si c’est dans son propre intérêt, Machiavel établit une rupture totale avec la philosophie des Anciens (notamment Aristote). Il est ainsi le cas stupéfiant – et en son temps, scandaleux – d’un effort radical pour penser la politique hors des cadres traditionnels du droit naturel classique (le jusnaturalisme aristotélicien et thomiste). L’Etat est désormais pensé non plus à partir de sa fin idéale (le bonheur, la vertu), mais à partir des situations d’urgence ou de crise, où la nécessité impose sa loi et où des actions immorales, comme le mensonge ou la duperie, peuvent être la condition du salut public. De là le postulat fondamental de la politique : tenir les hommes pour mauvais.
Un acte immoral ?
Certains ont pu interpréter le Prince comme une œuvre d’une immoralité proprement choquante. Le cynisme du gouvernement américain dans la « guerre des masques » entre pays peut de prime abord également être perçu comme un acte immoral. Tout comme la décision du gouvernement français de ne pas envoyer de matériel médical en Italie ou de celle de l’exécutif néerlandais de refuser des malades espagnols sur son territoire.
La pensée de Machiavel est cependant beaucoup plus riche que cela. Il faut relire son « Discours sur la première Décade de Tite-Live » où il fait l’éloge de la vertu et de la liberté républicaine et l’interprétation qui en a été donnée par des auteurs comme Baruch Spinoza ou Jean-Jacques Rousseau ou encore des contemporains comme Louis Althusser ou Claude Lefort pour s’en convaincre. La théorie politique de Machiavel est en fait liée à un contexte politique particulier (à la « conjoncture » pour reprendre les mots employés par Althusser), celui de la formation d’un Etat national italien unifié capable de résister aux invasions étrangères d’une part et au pouvoir politique de la papauté d’autre part. C’est le Machiavel révolutionnaire : la violence est nécessaire pour la fondation de l’Etat unifié. Mais Machiavel est aussi celui qui pense le Prince à partir du peuple. Machiavel est un amoureux de la liberté qu’il ne pense possible que par l’alliance entre le Prince et le peuple contre l’influence des grands. C’est le Machiavel républicain.
Le cynisme n’est donc pas le dernier mot de Machiavel. Dire que « la fin justifie les moyens » n’implique pas que n’importe quel moyen est bon à n’importe quelle fin, mais signifie que les fins politiques légitimes requièrent des moyens adéquats qui, en situation de crise ou de violence, ne peuvent pas éviter d’être violents. Ces moyens ne sont justifiés que pour autant qu’ils sont strictement nécessaires à produire une fin qui n’est pas mauvaise mais bonne.
Le Prince machiavélien n’est donc pas le tyran qui se laisse aller à ses passions, il est au contraire celui qui utilise les moyens nécessaires à la force de son Etat, et qui est donc capable de vertu (en situation normale) et de violence (en situation d’exception). Le Prince n’obéit pas à son intérêt personnel : il doit être capable du bien comme du mal selon, les exigences du salut de l’Etat.
Nouvelle interprétation de la "guerre des masques"
C’est à la lumière de cette interprétation des œuvres de Machiavel que l’on se doit de réinterpréter la « guerre des masques » que se livrent les pays, même amis, en pleine crise sanitaire. Donald Trump doit assurer la sécurité sanitaire de sa population. Il est comptable de ses actions devant son propre peuple et c’est à lui seul qu’il doit rendre des comptes. Selon la théorie de Machiavel, le gouvernement américain peut utiliser tous les moyens jugés utiles, y compris des actes moralement répréhensibles, dès lors qu’ils sont strictement nécessaires à produire une fin qui est bonne (la sécurité sanitaire des Américains). C’est pour le bien de l’Etat que le Prince doit être prêt à faire le mal, quitte à prendre sur lui le poids du pêché et à risquer ainsi le salut de son âme.
La presse (qui « fait » l’opinion) a donc bien tort lorsqu’elle place la « guerre des masques » sur le seul critère de la morale. La question n’est pas de savoir si l’acte du gouvernement américain ou israélien est bien ou mal. La moralité politique constitue un type spécifique de moralité qui s’écarte de la moralité individuelle ou privée en ceci qu’elle doit être capable de tirer le bien du mal et de faire le mal en vue du bien. Les vertus morales ne sont pas des vertus politiques. La violence politique n’est justifiée que par les circonstances qui l’imposent. Tel est le véritable enseignement de Machiavel. Tel est également l’enseignement que l’on devrait tirer de cette « guerre des masques ».
La règle de la majorité
Dans une démocratie, la règle du jeu principale est celle de la majorité : puisque le peuple y est souverain, toutes les décisions le concernant doivent refléter le choix préférentiel de la majorité de la population. Il en découle une règle de la majorité qui paraît assez simple à mettre en œuvre sur le papier : il suffirait de demander à chaque individu de classer ses choix par ordre préférentiel pour faire émerger une préférence collective.
Logique mathématique
Il a toutefois été démontré que cette règle du classement préférentiel se heurtait dans la plupart des cas à une impossibilité mathématique. Autrement dit, on peut parfois arriver à une situation collective paradoxale qui rend toute décision impossible.
La résolution politique du problème mathématique ainsi posé passe par une contorsion de la règle de départ. Pour le dire très brièvement, il faut élaborer une règle de la majorité qui permette d’éviter « l’effet Condorcet » (1) et ainsi pouvoir dégager une préférence collective tout en évitant de tomber dans la « dictature démocratique » théorisée par Arrow.
La règle de la majorité lors d’une compétition électorale
L’exemple de l’élection présidentielle française permet d’illustrer le tripatouillage de la règle majoritaire dans une démocratie. Les constitutionnalistes français de la Vème République ont imaginé pouvoir dégager la préférence collective au départ d’un scrutin majoritaire qui se déroule en deux tours : au premier tour les électeurs doivent désigner un seul candidat de leur choix sans donner aucun ordre de préférence, sans se préoccuper du classement des uns par rapport aux autres. Les deux candidats ayant obtenu le plus de suffrages au premier tour ont ensuite le droit de s’affronter lors d’un second tour, tous les autres candidats étant éliminés. Le vainqueur de l’élection est celui des deux derniers candidats qui obtient la majorité absolue (plus de 50% des voix).
La règle illustrée
Les partisans d’Emmanuel Macron peuvent ainsi affirmer que le pouvoir du Président actuel est parfaitement légitime puisqu’il a obtenu la majorité absolue (66%) des suffrages des électeurs au second tour. Il est l’expression de la préférence collective. Mais ses pourfendeurs peuvent tout aussi bien affirmer qu’il n’est pas du tout légitime puisque la majorité de la population a voté à 77% pour d’autres candidats que lui lors du premier tour. Tandis que d’autres pourraient aussi ajouter le fait que si le vote avait été préférentiel, et bien qu’ayant voté pour un autre candidat au premier tour, ils auraient sans doute mis Emmanuel Macron en deuxième choix, auquel cas cela ajouterait quand même du poids à sa légitimité.
Il est donc possible de dire tout et son contraire de la règle majoritaire. Si bien qu’au final, ce qui est le plus important, c’est que la majorité de la population ne remette pas en cause la règle en elle-même. Pour cela, il est impératif que le décideur politique fasse en sorte que ceux qui n’ont pas voté pour lui ne soient pas exagérément malheureux. Il doit ainsi trouver un équilibre entre les intérêts de son propre électorat et la satisfaction des intérêts de la collectivité dans son ensemble, de l’intérêt général. Pour le reformuler plus grossièrement, il faut que celui qui exerce le pouvoir ne gouverne pas uniquement pour ses électeurs mais accepte de partager suffisamment le gâteau pour contenter tout le monde sous peine de voir sa propre légitimité être remise en question. Le niveau de bien-être général devient de la sorte un élément essentiel du ralliement de la population dans son ensemble à une règle majoritaire qui n’est pas parfaite dans son application.
La culture du compromis
Cette recherche constante du compromis entre les intérêts particuliers d’une minorité et l’intérêt général de la majorité constitue le véritable garant du bon fonctionnement de la démocratie libérale. La culture du compromis est ainsi l’essence même de ce régime ce qui vient contredire la grille de lecture marxiste primaire selon laquelle les institutions politiques d’une démocratie représentative ne seraient au service que des seuls intérêts de la classe sociale dominante au détriment des masses populaires laborieuses.
Les limites de la démocratie
Le régime de la démocratie représentative commence en revanche à montrer ses propres limites lorsque les décisions prises par le pouvoir politique finissent par exaspérer la majorité de la population au point qu’elle en arrive à contester la légitimité même de celui qui occupe le pouvoir.
Les « Gilets Jaunes » qui exigent depuis plusieurs mois la démission sine die d’Emmanuel Macron sont probablement l’illustration la plus actuelle de cette exaspération. La colère qui gronde sur les ronds-points est un message envoyé au chef de l’État pour lui signifier que sa politique a rompu l’équilibre indispensable au bon fonctionnement de la démocratie. A charge pour le Chef de l’État de tenter de rétablir cet équilibre et ainsi sauver son quinquennat.
Il est cependant encore trop tôt pour savoir si l’exaspération des « Gilets Jaunes » est un épiphénomène qui se calmera avec les futures mesures qui seront prises par l’Exécutif français ou s’il s’agit au contraire d’une lame de fond beaucoup plus profonde qui pourrait emporter la démocratie française elle-même. Lorsque l’on sait qu’aux dernières élections présidentielles françaises de 2017 à peu près la moitié du corps électoral français s’est soit abstenue de voter soit a déposé dans l’urne un bulletin de vote en faveur de partis (LFI ou FN) qui ont fait de la démagogie le cœur de leur programme, cela commence tout de même à faire beaucoup de mécontents.
(1) Pour une explication détaillée du « paradoxe de Condorcet » voir notamment: J. Couppey-Soubeyran : « Le paradoxe de Condorcet« , Alternatives Économiques, avril 2013; D. Reynié: « Le problème de l’agrégation des préférences individuelles en un choix collectif cohérent: « l’effet Condorcet« , in le Dictionnaire du vote, P.U.F., 2001.
Le Brexit ? Une leçon magistrale de démocratie
Le résultat du référendum populaire de 2016 marquant la volonté de la population britannique de quitter l’Union Européenne a surpris pas mal de monde, en premier lieu ses principaux instigateurs. Les leaders politiques comme Nigel Farage ou Boris Johnson, qui avaient fait campagne pour le Brexit, ont depuis quitté le navire, de même que David Cameron, ex-Premier Ministre, qui avait eu l’ingénieuse idée de l’organiser.
La gestion du Brexit
A la suite de ce référendum, le pouvoir politique anglais s’est retrouvé malgré lui à devoir gérer un défi de taille : trouver une solution qui respecte la décision du peuple de quitter de l’Union Européenne mais qui en même temps protège la population britannique contre les effets potentiellement désastreux de sa propre décision en cas de « no deal », de sortie désordonnée. Le personnel politique s’est attelé à cette tâche ardue pendant près de trois ans, essuyant de vives critiques et railleries, incapable selon certains de gérer correctement la mission confiée par le peuple de mener le Brexit à son terme.
Pourtant, à y regarder de plus près, les Britanniques viennent de nous donner une leçon magistrale de démocratie.
Le jeu politique anglais
On raconte bien souvent que l’Angleterre est la plus vielle démocratie du monde, ce qui n’est pas exact. Les institutions politiques anglaises sont, certes, ancestrales (le Palais de Westminster qui date de l’an 1097 est surnommé « la mère des Parlements »), mais elles ne se sont démocratisées qu’au fil du temps. Avec pour résultat une démocratie anglaise actuelle dotée de règles du jeu politique extrêmement complexes et codifiées. A l’instar d’un jeu d’échec, chaque acteur détenant une parcelle du pouvoir politique (le Premier Ministre, le parti de la majorité, le parti de l’opposition, les parlementaires, etc.) est une pièce disposée à une place précise sur l’échiquier politique anglais et possède des règles de déplacement qui lui sont propres.
Le feuilleton politique du Brexit
Le feuilleton du Brexit est le dernier exemple en date de la manière dont fonctionnent les institutions politiques anglaises avec la particularité, il est vrai, d’un scénario « abracadabrantesque » : un projet d’accord de retrait conclu avec Bruxelles après dix-sept mois d’âpres négociations qui est présenté trois fois et rejeté autant de fois par la Chambre des Communes, une Première Ministre qui survit à une motion de défiance introduite par les membres de son propre parti, une opposition travailliste qui réclame la démission du gouvernement et la tenue d’élections législatives anticipées à chaque session parlementaire, douze options alternatives présentées par des parlementaires de tous bords et toutes rejetées par les parlementaires eux-mêmes, Theresa May qui propose sa démission mais qui reste en place, le Speaker John Bercow qui interdit au gouvernement de remettre au vote un même texte sur base d’une règle datant de 1604 (!), plus de 500 heures consacrées au Brexit par la Chambre des communes, etc. La mécanique des contre-pouvoirs, indispensable dans une démocratie, empêche le pouvoir en place de dériver vers un pouvoir absolu et rend nécessairement le temps long.
Quelles leçons faut-il tirer du Brexit ?
Le feuilleton politique du Brexit touche maintenant à sa fin. Theresa May, politiquement essorée, a réussi avec le soutien tacite du chef de l’opposition travailliste Jeremy Corbyn et celui explicite des dirigeants européens, à porter un coup probablement décisif aux Brexiters les plus durs du parti conservateur. La sortie de route tant redoutée par le personnel politique anglais, le « no deal », semble écartée et l’accord négocié avec Bruxelles la seule et unique alternative. Les Brexiters durs ont désormais le choix entre signer l’accord négocié ou leur déroute annoncée aux élections européennes au Royaume-Uni et la probable tenue d’élections législatives anticipées dans la foulée.
Le résultat du référendum de 2016 a failli enrayer toute la mécanique institutionnelle anglaise. Le pouvoir politique, mis un temps K.O. par la décision de la population britannique de sortir de l’Union Européenne a finalement réussi à relever le défi qui lui avait été imposé tout en évitant le chaos et ce, par la grâce des règles du jeu politique de la démocratie anglaise. Une Europe très politique vient également d’émerger. La manière dont les principaux acteurs européens (le commissaire Michel Barnier, le Président du Conseil Donald Tusk et le président de la Commission Jean-Claude Juncker) ont géré le Brexit depuis trois ans démontre que l’Europe politique que d’aucuns disaient moribonde vient de franchir un cap très important.
En revanche il n’est pas du tout certain que la population britannique sortira gagnante de ce capharnaüm. Le référendum que certains présentent comme étant la quintessence de la démocratie est en réalité une bombe à fragmentation qui a pour principal résultat non pas de refléter l’opinion de la population d’un pays mais de la déchirer durablement en deux.
Les « Gilets Jaunes », c’est Machiavel 1 – Marx 0
Le régime de la démocratie représentative fait traditionnellement l’objet d’une double critique de la part de ses adversaires les plus farouches : la critique marxiste formulée par les opposants de sa gaucheetla critique machiavélienne par ceux de sa droite.
La critique marxiste
Les tenants de la critique marxiste estiment que la démocratie représentative ou libérale est une fiction, une illusion. L’Etat libéral (les partis politiques, les élections, etc.) ne serait qu’un instrument aux mains de la classe économiquement dominante lui permettant de continuer à prospérer sur le dos des masses populaires. Les libertés individuelles et sociales n’y seraient pas réelles mais uniquement formelles.
Les disciples de cette grille de lecture marxiste se présentent en rivaux des démocraties libérales. Ils rêvent de la remplacer, via une insurrection populaire, par un autre régime où les masses populaires détiendraient elles-mêmes le pouvoir. Dans l’Europe occidentale du XXIème siècle, ce courant politique traverse les partis populistes de gauche comme le parti grec Zyriza d’Alexis Tsipras, le parti espagnol Podemos de Pablo Iglesias ou encore le parti français La France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon.
La critique machiavélienne
Les opposants de droite estiment, eux, que le régime de la démocratie représentative dissout l’unité nationale. Les valeurs progressistes qui y sont prônées (l’égalité entre les hommes et les femmes, la séparation des Eglises et de l’Etat, l’intégration des populations immigrées, etc.) fractureraient la société civile en fonction des intérêts particuliers de chacun au détriment de l’intérêt de la nation vue comme un singleton. Le système politique (les partis politiques, les élections, etc.) favoriserait cette fracturation puisque ceux qui sont gouvernés ont des intérêts divergents et ceux qui souhaitent accéder au pouvoir en se présentant aux élections sont obligés de faire des promesses parfois contradictoires pour espérer être élus.
C’est à partir de ce moment qu’on glisse vers la critique qui a été la critique fondamentale des fascistes contre la démocratie représentative [1]. Pour les opposants de droite, ce qui caractériserait la démocratie libérale, ce n’est pas l’antagonisme de classes théorisé par Marx mais la nature intrinsèque des hommes politiques qui la gouverne. Se référant aux écrits de Machiavel sur les lions et les renards, il y aurait selon eux deux types de gouvernants : ceux qui gouvernent par la force et ceux qui gouvernent par la ruse. Les hommes politiques qui gouvernent les démocraties libérales ne sont pas des hommes qui exercent le pouvoir par la force. Pour obtenir le suffrage de leurs concitoyens, ces hommes doivent convaincre par la ruse. Ce sont donc principalement des hommes qui savent parler (avocats, professeurs, journalistes, etc.). Or, ces hommes de parole sont toujours en relations plus ou moins complexes avec les hommes d’argent, car pour gagner des élections et pour gouverner, en démocratie, on a besoin d’argent. La démocratie représentative est donc, pour la critique machiavélienne, un régime oligarchique de type ploutocratique : la minorité qui détient le pouvoir serait influencée par les riches, les industriels, les banques, etc. Au bout de compte la démocratie serait toute apparente puisque des minorités souvent dissimulées dans l’ombre, prendraient les décisions les plus importantes [2].
Les partis politiques qui adoptent cette grille de lecture machiavélienne se présentent eux aussi en rivaux des démocraties libérales. Ils rêvent, par un coup de force, de la remplacer par un nouveau régime dans lequel un homme fort exercerait le pouvoir avec l’assentiment des masses populaires. Dans l’Europe du XXIème siècle, ce courant politique traverse des partis populistes de droite comme le parti italien de la Ligue de Matteo Salvini, le parti hongrois Fidesz-MPSZ de Viktor Orban ou encore le parti français Rassemblement National de Marine Le Pen.
Mais de quel côté penchent les « Gilets jaunes » ?
La plupart des commentateurs et autres experts de la vie politique s’accordent pour dire que le mouvement des « Gilets Jaunes » est un rassemblement hétéroclite. Cette analyse est parfaitement fondée pour ce qui concerne les revendications sociales et politiques que l’on a vu fleurir lors des manifestations et sur les réseaux sociaux, et qui sont aussi nombreuses que les « Gilets Jaunes » eux-mêmes [3]. Une enquête publiée dans Le Monde révèle néanmoins que les deux tiers des demandes des « Gilets Jaunes » sont très poches de la gauche radicale et dès lors compatibles avec le programme de Jean-Luc Mélenchon [4].
Le dénominateur commun entre tous les « Gilets Jaunes » est selon nous à rechercher non pas du côté de leurs revendications mais plutôt du côté de leur critique acerbe, fondée ou non, du régime de la démocratie représentative.
Les « Gilets Jaunes » se disent très majoritairement trahis par l’élite politique et la considèrent totalement corrompue. Ils sont convaincus que les hommes politiques qui ont gouverné la France ces cinquante dernières années sont pour la majorité des hommes de parole vendus aux puissances de l’argent. Emmanuel Macron, homme de lettres et ex-banquier d’affaires est à ce titre considéré comme l’égérie de cette élite corrompue. Pour certains, le pédigrée de la banque (Rothschild) en serait même l’éclatante démonstration.
Si on devait résumer les griefs des « Gilets Jaunes » à l’encontre de la démocratie libérale, on pourrait dire qu’ils estiment que la France est aujourd’hui gouvernée par une oligarchie corrompue manipulée par des puissances économiques et financières (les multinationales et les banques) dissimulées dans l’ombre qui prendraient les décisions les plus importantes à leurs seuls profits au détriment du peuple. Leur préférence va désormais vers un régime politique où le peuple donne directement ses injonctions au pouvoir en place sans passer par le filtre des corps intermédiaires que sont les partis politiques ou les syndicats.
Si cette analyse est exacte, on peut alors en conclure que le mouvement des « Gilets Jaunes » penche plutôt nettement à droite de l’échiquier politique puisque leur critique de la démocratie représentative, vue comme une oligarchie de type ploutocratie, est en tout point comparable à celle développée par les machiavéliens. Reste encore à trouver l’homme fort providentiel, ce qui ne saurait tarder. L’Italie et la Hongrie l’ont déjà trouvé. A ce moment la France abandonnera elle aussi le régime de la démocratie libérale pour entrer dans quelque chose d’autre.
Quant au parti La France Insoumise, créditée d’un score de misère pour les prochaines élections européennes, son erreur stratégique fut probablement d’avoir gommé dans ses discours toute référence à la logorrhée traditionnelle de la gauche radicale (prolétariat, bourgeoisie, classes sociales, etc.) sans doute trop désuète pour adopter le même langage machiavélien que Marine Le Pen en espérant ainsi rallier à lui tous les mécontents du système. Les électeurs préfèrent toujours l’original à la copie.
N’en déplaise à Jean-Luc Mélenchon, les « Gilets Jaunes » c’est donc Machiavel 1, Marx 0.
[1] Voir les nombreux travaux de Raymond Aron sur ce sujet, notamment: R. Aron : « Démocratie et totalitarisme », Ed. Gallimard, 1965; R. Aron : « Introduction à la philosophie politique », Ed. de Fallois, 2018.
[2] Vilfredo Pareto : « traité de sociologie générale », Ed. Fayot, 1917
[3] Voir par exemple l’article d’A. Caihol : « Les « gilets jaunes », un magma de revendications hétéroclite », Libération, décembre 2018.
[4] Enquête intitulée « Sur un axe de Mélenchon à Le Pen, où se situent les revendications des « gilets jaunes ? » publiée dans Le Monde, décembre 208.